Pakistan : des vies soumises à la terre
Agriculture. Dans le Sindh, des villages sont créés pour les esclaves en fuite.
Par Célia Mercier
QUOTIDIEN : vendredi 7 septembre 2007
Sikandarabad (Pakistan) envoyée spéciale
«U n jour, notre propriétaire a tué mon beau-frère, afin de profiter de sa femme. Cela ne lui causait aucun problème de tuer un homme, il lui suffisait de vendre un bout de terrain pour payer les autorités», raconte Marwan, 40 ans, une habitante du village de Sikandarabad, près de la ville d’Hyderabad. Ce soir-là, Marwan, qui n’était jamais sortie de chez son patron, a pris la fuite. Elle vit désormais dans ce village aux maisons de terre, dont les 3 000 habitants sont d’ex-esclaves, libérés ou en fuite.
Dans la province du Sindh, le long de la frontière indienne, les champs s’étendent à perte de vue, les plantations de coton, mangues, cannes à sucre et blé sont abreuvées par les canaux d’irrigation qui charrient les eaux du fleuve Indus. Ici, règne la loi des seigneurs féodaux, pour qui travaillent des millions d’ouvriers agricoles, les haris, piégés dans un système moyenâgeux.
Dettes. «La plupart des propriétaires maintiennent leurs paysans dans un engrenage de dettes. Ils leur avancent de l’argent. Avec des intérêts, les dettes s’accumulent. Les paysans ne peuvent jamais les rembourser. Ils se retrouvent asservis et finissent par travailler sans jamais être rémunérés», explique Ghulam Haider, directeur d’une ONG locale. Une loi d’abolition du travail forcé de 1992, aurait dû délivrer tous les esclaves de la dette et punir leurs maîtres. Mais le système se perpétue, en toute impunité. Sur ces propriétés, certains sont esclaves depuis des générations. L’enfant qui naît hérite des dettes de ses parents. Ces paysans sont traités comme du bétail, emprisonnés sur les terres de leur patron, ils peuvent même être revendus. Dans le sud de la province, ce sont en majorité des hindous, de la caste des intouchables. Une communauté vulnérable, méprisée, qui vit dans une servitude totale.
«Dans le domaine où je vivais, les hommes, les femmes et les enfants devaient travailler du lever au coucher du soleil. Parfois, ils étaient enchaînés et surveillés par des hommes armés, dit Marwan. J’ai vu des mères frappées à coups de bâton parce qu’elles allaitaient leur bébé pendant les heures de travail. Un petit garçon a même été battu à mort parce qu’il avait laissé les chèvres rentrer dans un champ. Il y avait une maison qui servait de prison privée, où les paysans étaient torturés.»
Sonhi, une paysanne de 25 ans, au regard vide, serre sa fille de 15 jours dans ses bras. Le père du bébé n’est autre que le seigneur féodal pour qui elle travaillait. Il l’a soumise à des violences sexuelles pendant des années. Lorsque la jeune cousine de Sonhi a été violée à son tour, le mois dernier, toute la famille s’est enfuie, abandonnant son bétail et sa maison. Depuis, une quarantaine de paysans qui vivaient sur la propriété ont pu être libérés. Mais le seigneur féodal est toujours en liberté.
Grâce à la pression des ONG, plus de 30 000 esclaves ont été libérés par les tribunaux depuis quinze ans. Des terrains achetés par ces ONG leur ont permis de construire une dizaine de villages d’accueil. «L’esclavage n’est pas une tradition ici, soupire un vieil homme, qui vit dans un de ces villages. A cause de la peur, nous devions subir la cruauté de notre patron. Maintenant que nous sommes libres, nos enfants peuvent aller à l’école, ils pourront travailler pour qui ils veulent. Nous avons gâché notre vie, pour avoir à peine de quoi manger deux fois par jour.»
Milice. Mais le programme officiel de réhabilitation des paysans libérés n’a jamais été mis en œuvre. Les nouveaux villages n’ont ni électricité, ni eau potable. Pour survivre, les habitants cassent des cailloux dans une carrière voisine, ou travaillent dans les usines, pour 50 roupies par jour (1,2 euro). Et ils ne sont pas à l’abri des représailles. Un village a été attaqué par la milice d’un seigneur, qui a kidnappé un jeune homme. Les esclaves libérés se sentent abandonnés par le gouvernement.
«La situation des paysans ne risque pas de changer, estime un médecin de la province. La plupart des élus locaux appartiennent aux familles de grands propriétaires. Même à l’échelle nationale, la majorité des députés viennent de ce milieu. Ils n’ont aucun intérêt à faire évoluer ce système.»